Il est bien convenu que ce titre est quelque peu provocateur. Les malheurs du monde, les déchéances économiques et sociales de beaucoup, les maladies graves, nos seulement celles apportées par la pandémie du moment, mais les pathologies en tous genres, charrient leurs lots de souffrances et de misères. Alors comment parler de bonheur et de malheur ?
Et pourtant, si l’on admet que le destin n’est pas tout à fait déterministe, que nous avons une marge de manœuvre même infime sur le cours de notre vie, et que l’exemple et les leçons de philosophes nous parlent encore, alors essayons de comprendre et d’agir pour éloigner autant que faire se peut le malheur et pour tenter de bâtir en nous un état de bonheur, même temporaire. Ce projet doit être à la portée de tous, puisque, heureux ou malheureux, volens nolens, nous persévérons toujours dans la poursuite de notre être, cela même peut-être sans nous en rendre compte. Voyons une approche de cette conception.
L’être tripartite.
L’être humain, comme d’ailleurs toutes les créatures dans la nature, vivantes ou apparemment inertes, est tripartite : chaque créature naturelle est composée d’un corps, d’une âme et d’un esprit, dans des proportions évidemment très différentes selon les règnes, animal (dont l’être humain), végétal ou minéral. Chacune de ces composantes répond à une fonction bien précise :
- Le corps est le système de prise de contact physique avec la nature qui nous environne ; et cela au moyen de nos cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût. Les informations qui lui parviennent sont reçues sous forme d’ondes (ou vibrations) : ondes visuelles, sonores, olfactives, tactiles, gustatives. Le corps est en quelque sorte un capteur vivant. Il fonctionne un peu comme un poste de radio qui capte des ondes électromagnétiques. Et comme en radio, si elles n’étaient pas détectées, converties et amplifiées en ondes sonores par un dispositif approprié, elles ne pourraient être entendues par nos oreilles et frapper notre esprit : c’est le rôle du cerveau. Appelons ce premier niveau de prise de connaissance de la nature : « connaissance sensible » ou « sensorielle », sensible non pas au sens émotionnel ou affectif, mais produite par nos cinq sens. Quelquefois, le corps est symboliquement représenté par le ventre, siège de douleurs quand il se dérègle.
- L’âme est une sorte de système situé entre le corps et l’esprit. Dans sa fonction particulière, elle reçoit et convertit (et quelquefois amplifie) les ondes sensorielles en pulsions émotionnelles, c’est-à-dire en passions plus ou moins fortes. L’âme fonctionne donc comme un convertisseur émotionnel. Quelquefois, l’âme est symboliquement représentée par le cœur qui se met à battre plus ou moins rapidement selon l’intensité de l’émotion produite. Appelons ce deuxième niveau de prise de connaissance de la nature : « connaissance affective ou émotionnelle ».
- L’esprit enfin est un moyen mystérieux, siège de la pensée, qui nous permet de produire de idées et de développer des raisonnements. Avec l’action de l’âme et du corps, les idées sont transformées en disposition de volonté (« volition ») et d’action, c’est-à-dire qu’elles se mettent en mouvement. On le désigne aussi sous les vocables « intellect » ou « entendement ». Appelons ce troisième niveau de prise de connaissance de la nature : « connaissance réfléchie ou rationnelle ».
L’esprit peut nous affranchir de la servitude et des limites du corps (limites sensorielles) et de celles de l’émotion (limites affectives), et donc de notre finitude, grâce au pouvoir de la pensée.
Les êtres humains qui savent se servir de cet outil qu’est l’esprit, et l’amener au degré le plus élevé possible, peuvent atteindre en outre un niveau ultime de prise de connaissance accessible à l’être : « la connaissance intuitive » ou « instinctuelle ». C’est ce quatrième mode de connaissance qui permet de comprendre ce que les sens et le raisonnement ne nous permettent pas de connaître ni de comprendre.
Quelquefois, l’esprit est symboliquement représenté par la tête.
Tous les êtres naturels sont dotés de ces trois fonctions, évidemment dans des proportions radicalement différentes dans l’échelle des règnes animal, végétal[1] et minéral, ce dernier évidemment à un degré proche de zéro, mais peut-être pas aussi peu aux frontières du minéral et du végétal (ex. les coraux, les éponges).
L’interaction tripartite.
Cette conception de la tripartition de l’être implique un constat important : ces trois fonctions ne sont pas indépendantes l’une de l’autre ; elle interagissent entre elles dans notre être intérieur … et elles sont soumises aussi à celles des autres, puisque nous n’existons comme êtres que sous forme de relation : nous sommes sensibles au regard que l’autre porte sur nous, à ce que l’on entend dire sur nous, nous réagissons au contact physique quand on nous touche ou quand on nous caresse, nous sommes sensibles aux odeurs qui nous parviennent, et au goût que nous ressentons quand, par exemple, nous dégustons un met ou quand quelqu’un nous embrasse. Et de fait, nous sommes remplis de joie ou d’horreur selon ce que l’extérieur nous donne à voir, des propos que nous entendons peuvent selon les cas nous rendre heureux ou malheureux, un effluve de parfum peut nous ravir, d’autres odeurs[2], nous repousser, un contact épidermique peut nous exciter de bonheur, un autre, provoquer en nous un réflexe de rejet, l’échange d’un baiser peut produire un ravissement ou un dégoût.
C’est dans l’âme que se produisent les affects et leur perception sous forme de sentiments. Car de même que les ondes sensorielles qui pénètrent dans notre corps sont neutres en elles-mêmes du point de vue de l’émotion, il en est de même de la transmission des signaux électriques venus du cerveau par les voies nerveuses. L’âme décode ces intrants et les transforme en émotions. Selon les cas, elles seront ressenties comme positives (bien-être) ou négatives (douleurs).
Les affects qui agitent notre âme et se répercutent sur notre corps peuvent être causés par un événement extérieur : un événement heureux peut donner au corps un certain éclat, une certaine apparence de bonne santé voire de rajeunissement et libérer l’esprit pour penser. À l’inverse un violent choc émotionnel, une contrariété douloureuse durable peuvent agir négativement sur le corps et provoquer en lui des souffrances voire des maladies et obscurcir l’esprit. Ce phénomène est connu sous le nom « d’effet psychosomatique ». Les affects peuvent aussi être provoqués de l’intérieur : un bon état de santé, un état d’âme heureux, des pensées réjouissantes, donnent naissance à des idées positives, ce qui nous fait même parfois oublier la présence de notre corps et les « petites misères » qu’il nous cause. L’esprit devient disponible pour des idées claires et distinctes. À l’inverse, un état de santé défectueux, des pensées attristantes, et voilà la « folle du logis » qui s’installe ; les « idées noires » qui se multiplient, se fractionnent, se contredisent, s’embrouillent, s’obscurcissent. La « déprime » est là. « On ne pense plus qu’à ça », « on se sent mal dans sa peau ».
Nous voyons donc clairement comment les interactions se produisent entre le corps, l’âme et l’esprit pour créer du bonheur ou instiller du malheur.
Et les animaux ?
Un regard en passant sur le règne animal. Lorsque nous développons une pensée, nous mettons en agitation nos neurones, lesquels provoquent des vibrations, que nous ne sentons pas à notre échelle, mais que les animaux, qui ont conservé des traces de matériau ferromagnétique, reçoivent instantanément. Un chien, un chat, un grand fauve, d’autres encore, « lisent » dans nos pensées par ce moyen de captation. Ils décryptent nos intentions, bonnes ou mauvaises, à leur égard. C’est pour eux un moyen de connaissance et de défense, que l’on nomme « instinct » ou « sixième sens ». Les vétérinaires qui se sont penchés sur ce sujet le savent.
Qui pourra alors continuer à affirmer que les animaux n’ont pas d’esprit ? Et qui pourra dire qu’ils n’ont pas d’âme quand ils crient de douleur lorsque nous leur infligeons de la souffrance ?
Qu’est-ce que la « réalité » ?
Si nous savons le mobiliser, l’esprit peut nous permettre de franchir, par la pensée, cette minuscule fraction de la nature que nos sens, notre âme et notre esprit limités nous donnent à connaître, et que nous appelons « réalité ».
Or l’esprit nous permet, par sa puissance particulière, de nous évader vers des cimes abstraites dans cet « au-delà de la réalité » que nos yeux de chair et la prison de nos passions entravent pour les atteindre. Dans les cas rares de passage de l’esprit de la puissance à l’acte, l’interaction de l’esprit avec le corps et l’âme s’affaiblit fortement pour prendre, temporairement, un peu de son autonomie. Les lévitations des moines bouddhistes (mais pas seulement eux), les expériences de télékinésie, les visions des mystiques, l’impression méditative de se sentir plus léger que l’air, certains martyrs chrétiens[3], le renoncement prôné par Maître Eckhart, etc. relèvent de ce détachement (ou « lâcher-prise ») de l’esprit de ses attaches avec l’âme et le corps.
Nous entrevoyons alors la face cachée de la nature, nous apercevons, l’espace d’un instant, pourquoi les choses sont comme elles sont et non pas autrement, et les causes en vue de quoi elles sont faites. Nous avons entrevu, en quelque sorte, un bout de « réalité augmentée », pour oublier aussitôt la vision que la connaissance intuitive nous a permis d’approcher dans un éclair fugace.
En conclusion.
L’être humain est une complexité globale où se mélangent en s’y interagissant sensations, émotions et pensées. Agir sur l’une des composantes corps, âme et esprit provoque des répercussions sur les autres, et cela dans des boucles de rétroaction à effets multiples. Le bonheur réside dans la capacité de chaque être de maîtriser autant que faire se peut. Ainsi nous pouvons agir sur l’une pour qu’elle agisse sous forme de relation de cause à effet sur les autres « dans le bon sens ». Nous pouvons alors espérer limiter les facteurs de tristesse et de souffrance (affects négatifs) et maximiser ceux qui génèrent de la joie et du bien-être (affects positifs).
C’est peut-être cela « vivre pour le bonheur ». Et cela peut se cultiver, chacun selon ses moyens et ses voies de spiritualité.
[1] Cf. le remarquable ouvrage de Peter Wohlleben : « La vie secrète des arbres » [2] Pensons, par exemple, à l’expression : « Je ne peux pas le sentir ». [3] Par exemple celui de Saint-André, tel que la Légende Dorée nous le rapporte.
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