« J’espère donc que nous n’aurons qu’un seul but, celui de nous rendre mutuellement agréables et de nous unir dans le noble dessein d’être heureux et de communiquer le bonheur. » (Exhortation aux Frères).
On se souvient[1] que pour Socrate, le bien était la seule voie pour atteindre au bonheur « quoi qu’il en coûte » ; il en a donné la meilleure preuve par la perte sereine de sa vie. Bien différemment de son maître, en une sorte d’inversion de l’idée socratique d’une sagesse individuelle et toute humaine, Platon présente dans ses œuvres une conception du bonheur qui n’est plus fondé sur la recherche et de la pratique humaine du bien. Il semble n’envisager que l’élévation de l’homme vers le divin, pour lui donner une chance d’atteindre le bien, c’est-à-dire en termes de résultat, le bonheur.
Pour Platon, c’est la partie intellective de l’être (le noûs) qui permet d’activer en nous ce qu’il appelle la présence divine. Pour le philosophe de l’Académie, le bonheur peut ainsi être atteint par l’homme, non plus par l’exercice de la morale orienté au bien, mais par une activité intellectuelle. Pour Platon, chaque homme dispose en son être d’un noûs, dont on peut même dire qu’il constitue le noyau de l’être. L’homme dispose par conséquent de la capacité à être heureux. Du moins en droit, car tous les hommes ne semblent pas être en mesure de mobiliser cette puissance intellectuelle et, et par conséquent d’agir selon ce qu’elle peut faire connaître. Et ce que l’on n’utilise pas s’affaiblit à l’extrême, toujours là, mais inactif. En-deçà d’un savoir véritable, les hommes sont alors voués à l’opinion, qui peut certes être droite, mais peut aussi bien errer, incertaine. Tant qu’ils ne peuvent former en eux le « raisonnement qui donne la cause », et celui qui fait remonter aux « réalités qui existent elles-mêmes par elles-mêmes », les hommes, incapables d’atteindre le vrai sont ainsi condamnés à flotter, instables dans leurs opinions comme dans leurs actes.
Bon, mais quel rapport avec la Franc-maçonnerie ? Nous y venons, mais restons encore un court moment avec Platon.
Platon conçoit l’âme constituée de trois parties ou formes : désirante, ardente, et rationnelle. Mais ce qui est original chez lui c’est que cette vision de l’âme est couplée à la fiction de la cité parfaite et de sa structure sociale hiérarchisée[2]. C’est cette dernière idée de la « cité parfaite » qui nous intéresse ici. Platon y imagine trois classes : hiérarchiquement en bas les « producteurs », au-dessus les « gardiens auxiliaires », au sommet les « gouvernants ». Et sans entrer dans les rôles particuliers de chacune des trois classes en ce qui concerne leurs désirs, nous retiendrons par analogie avec notre organisation de loge, nos rites et instructions, que la vertu correspondante aux « producteurs » est la tempérance, pour les « gardiens auxiliaires », c’est le courage en plus de la tempérance, et enfin pour les « gouvernants », dont la raison conduit au bien, ils ont pour vertu distinctive la sagesse en sus du courage et de la tempérance. Pour le philosophe, les « producteurs » doivent se satisfaire d’obéir, voire d’assister les « gardiens », conformément aux capacités que chacun manifeste. Pour Platon un tel ordre, si difficile à accepter qu’il puisse paraître aujourd’hui, est juste, parce que chacun occupe la place qui lui revient, en fonction de ses capacités. Cette forme d’ordre est une définition de la justice : « s’occuper de ses propres affaires », c’est ce qui fait en définitive, que chacun des membres de la cité est également juste, en plus de la vertu ou des vertus qu’il possède déjà, puisqu’il contribue à l’ordre total, en occupant sa place légitime et en remplissant correctement son rôle.
Le bonheur devient alors bonheur collectif, car il résulterait du caractère quasi organique d’une telle cité, et nous Maçons, nous pourrions dire, d’un tel chantier. Même si ce n’est là qu’une condition à créer par le Vénérable-Maître en qualité de chef de chantier, à ce stade de la réflexion, le bonheur d’un homme unique qui n’existe toutefois que par la magie d’une collectivité rationnellement articulée et rigoureusement mise au travail.
Je me souviens d’un Directeur des Cérémonies qui ne cessait de houspiller les membres du Collège cérémoniel, jusqu’à ce que la gestuelles, les mouvements, les interventions verbales, etc. soient absolument parfaites. « Je sais que vous me détestez —disait-il— mais je sais d’expérience que vous serez heureux et satisfaits, à la fin, d’avoir réussi pour vous et pour vos Frères, une belle cérémonie. » Il est effectivement vrai que le bonheur, ou au moins le plaisir, ressenti d’une cérémonie parfaitement conduite, relève non d’une performance sportive, mais de ce qu’elle engendre dans l’âme de chacun, quand chacun fait ce qu’il a à faire dans le cadre de la hiérarchie organisée d’un chantier, un vrai bonheur qui confine à l’illumination spirituelle du cœur. Par sa puissance durable, chacun en gardera le souvenir impérissable, ce bonheur, et même a minima, ce plaisir, est infiniment supérieur à la satisfaction d’avoir entendu « une belle planche » qui, d’ailleurs, passe comme un souffle ; il n’en reste souvent que la propre satisfaction de celui qui a utilisé sa loge comme une caisse de résonance pour ses sujets personnel d’intérêt ou « exprimer » son besoin de se raconter.
En conclusion, pour Platon comme en Franc-maçonnerie, la recherche du bonheur de tous les citoyens, respectivement pour tous les Maçons, est supposée s’accomplir au moyen d’une véritable éducation à la raison et à l’ordre, qui doit sans doute composer avec un principe de plaisir lié à notre condition de vivant mortel. Le progrès en Franc-maçonnerie s’efforce ainsi d’articuler raison, ordre et plaisir.
Enfin cette recherche permet d’envisager que l’ensemble des Maçons, quel que soit leur grade et leur avancement dans les chemins de l’initiation, parviennent à une certaine autonomie, en se réglant sur un principe de rationalité, et jouissent à ce titre d’un authentique bonheur.
Par son organisation, son activité et son éducation initiatique, la loge en particulier et la Maçonnerie en générale, ne pourrait-elle pas être la figure de la Cité Idéale de Platon ? Et, vue sous cet angle, la Franc-maçonnerie ne serait-elle pas quelque peu platonicienne ?
Article inspiré par l’ouvrage Le Bonheur (Jean-François Balaudé), Vrin, 2006.
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