Si le remède est dans le mal, le mal est aussi dans le remède.
« J’espère donc que nous n’aurons qu’un seul but, celui de nous rendre mutuellement agréables et de nous unir dans le noble dessein d’être heureux et de communiquer le bonheur. » (Exhortation aux Frères).
L’écrivain-philosophe définissait trois grandes catégories, ou plutôt trois niveaux de bonheur allant du plus simple au plus élevé : le bonheur naturel, le bonheur collectif ou public et le bonheur du sage.
Le bonheur naturel est celui éprouvé par le l’homme vivant à l’état sauvage dans les forêts ou les déserts. Il est heureux quand ses besoins élémentaires sont satisfaits avec aisance et lui procurent son indépendance : manger, boire, être protégé contre les animaux sauvages et les attaques des autres hommes et des phénomènes naturels, etc. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’il n’a pas connaissance ni même conscience de ce qui lui échapperait s’il vivait en ville ou dans une collectivité « civilisée » et organisée ? Sujet à peu de passions, il ne se préoccupe que de ses propres besoins, et l’autosuffisance est bonheur pour lui.
Mais est-ce vraiment un « bonheur », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, si un tel bonheur ne tient qu’à l’état de primitivité de l’homme, qui ne repose sur aucun désir ni n’ouvre sur aucune espérance ? Cependant cet homme « de nature » a dû ressentir ces insuffisances, car progressivement s’est développé chez lui un besoin de sociabilité, probablement par le besoin de faire face à plusieurs aux dangers naturels, aux périodes de disette, à l’hostilité des autres. D’où l’apparition progressive d’une certaine forme de propriété, et un qui-vive en « état de guerre ».
L’histoire de l’Antiquité nous apprend que les sociétés en formation se sont dotées progressivement de différentes formes d’organisation sociale de plus en plus sophistiquées, visant au bonheur collectif ou public.
On peut considérer que l’organisation politique des peuples a pu être conçue et mise en place pour lutter contre le désordre, l’anarchie, pour renforcer la propriété et pour se doter d’un état de guerre rassemblant de plus en plus de moyens de défense contre les attaques étrangères ou … pour aller porter la guerre hors de la cité chez les autres. Se pose alors la question du bonheur collectif dans une société organisée politiquement sous forme d’État.
En effet quelle serait alors la source et la nature de bonheur ? La jouissance qu’offrent la paix et l’entente entre individus réglée par l’État serait-elle vraiment du bonheur ? En réfléchissant à la question, nous rencontrerons peut-être des pensées … bien contemporaines. La prospérité de l’État produit-elle automatiquement du bonheur particulier pour chaque citoyen, ou bien l’État, souvent content de lui, est-il, pour conserver son indépendance, indifférent au bonheur du peuple ou se préoccupe-t-il, pour cette raison de son propre bonheur et de celui de quelques particuliers ? L’État, être artificiel et abstrait, n’impose-t-il pas la terrifiante « raison d’État » pour écraser la raison humaine ?
C’est pour échapper à cette chape de plomb que les philosophes antiques, Socrate, Platon, Aristote, ou plus modernes, Spinoza par exemple, et donc Jean-Jacques Rousseau, ont pensé le bonheur de manière différente, que l’on peut qualifier de « bonheur du sage ». Il dépasse en nature et en degré le bonheur naturel et le bonheur collectif ou public. Cela commence par le développement par le sage de ses facultés. Mais pas toutes. Car différemment de l’homme sauvage, préoccupé de ses facultés sensorielles et physiques, ou de l’homo politicus et economicus, qui pour arriver au pouvoir et s’y maintenir le plus longtemps possible, développe ses facultés d’imposition à autrui en association avec bien d’autres, pas toujours très louables, le sage cultive raison et morale comme source de bonheur. Le bonheur du sage ainsi construit, qui est en quelque sorte « sortie de soi », procure la jouissance intime née de la suprématie de la raison sur la passion et de la plus grande qualité de conduite envers autrui par l’application sincère et durable des vertus morales.
Le sage connaît ainsi son propre ordre intérieur et la place qu’il occupe dans l’ordre extérieur de la cité, sans chercher, par expression d’amour-propre, à s’y imposer en y créant du désordre.
Un tel bonheur restera toujours étranger à celui qui n’a pas développé sa raison, qu’il s’agisse de l’homme à l’état de nature, ou au plus près de nous encore, de la multitude. Le charme du sage de voir heureuses ces bonnes gens, à savoir le l’homme sauvage, le paysan dans son champ, l’homme politique, n’est point empoisonné par l’envie. Il peut s'intéresser à eux véritablement parce qu'il se sent à même de descendre, s’il le souhaite, à cet état de paix et d’innocence, et de jouir de la même félicité, si tant est que le désir le prend. N’a-t-on pas vu, par exemple, des jeunes bourgeois éduqués et sophistiqués aspirer à vivre « au Larzac » pour échapper au « bonheur collectif ou public », d’autres s’enterrer dans des « ZAD — « zones à défendre », pour entraver le progrès collectif, et tenter de vivre une forme idéalisée de « bonheur naturel » ?
Il est plus facile de descendre que de monter dans l’échelle du bonheur …
La Franc-maçonnerie, par ses degrés initiatiques, ne nous incite-t-elle pas à nous affranchir de l’écorce du « bonheur naturel » et des aspirations à des places dans la société civile … voire dans l’organisation maçonnique, au motif qu’avec cette ambition, bien que fortement douteuse, on serait mieux à même de « faire le bonheur collectif de la fraternité » ?
Ne nous donne-t-elle pas les moyens d’accéder progressivement au détachement de soi, sans cesser de nous inviter à être un bon citoyen, un bon particulier, de ne jamais encourager et encore moins d’entreprendre une action capable de troubler la paix ou le bon ordre de la société, pour construire en nous un temple intérieur de sagesse où rayonnent spiritualité, raison et vertus morales, pour transformer notre être et faire rayonner en nous et hors de nous le bonheur du sage ?
La Franc-maçonnerie serait-elle rousseauiste ?
ITER, 10/2022
D'après une notice de Luc Vincenti, in Le Bonheur, Thème, Vrin.
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